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Lettre ouverte : Analyse de l'article 18 quarter section 2 bis du projet de loi Justice du XXIe siècle

Lettre ouverte


L’article 18 quarter section 2 bis du projet de loi Justice du XXIe siècle est inacceptable pour les associations qui militent pour les droits des personnes trans et qui lutte contre la transphobie. L’esprit de ce projet de loi est à la simplification des démarches juridiques, et pourtant seules les personnes trans se voient opposer le principe de l’indisponibilité et de l’immutabilité de l’état des personnes, ce qui entraîne une procédure médicalisée et judiciarisée pour obtenir un changement d’état civil.

A l’aube d’une potentielle triple condamnations par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) pour violation de l’article 3, « traitements inhumains ou dégradants », de l’article 6, « droit à un procès équitable », de l’article 8, « droit au respect de la vie privée et familiale » et de l’article 14, « interdiction de discrimination », il a été à de nombreuses reprises reproché à la France l’inégalité des traitements en fonction des juridictions entrainant les domiciliations dans les juridictions où l’interprétation de la jurisprudence de 1992 était plus favorable. Les triples expertises humiliantes et dégradantes ont, elles aussi, été dénoncées par Thomas Hammarberg, ancien commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe. Enfin la stérilisation forcée requise dans certains tribunaux ne peut que renvoyer à des idées eugéniques que nous dénonçons depuis des années.

La jurisprudence de la cour de cassation du 7 juin 2012 et du 13 février 2013 exige encore le diagnostic du « syndrome transsexuel » alors que tous les psychiatres affirment aujourd’hui qu’il est impossible de diagnostiquer un tel syndrome, ce qui remet logiquement en cause l’existence d’un tel syndrome. Plus généralement nous dénonçons fermement l’ensemble de la procédure du changement d’état civil qui est longue, onéreuse, complexe, judiciarisée et médicalisée exposant ainsi les personnes trans à de graves discriminations dans tous leurs domaines de vie.

Le projet de loi adopté le 19 mai dernier par l’Assemblée Nationale va inscrire dans le Code Civil une procédure qui impose l’obligation d’un certificat psychiatrique en précisant que « la mention relative à son sexe à l’état civil ne correspond pas à celui auquel elle appartient de manière sincère et continue », ainsi que la démonstration de la continuité qui selon les interprétations peut aussi être considérée comme une ininterruption. Subordonner le changement d’état civil à ces conditions entrainerait des situations dramatiques pour les personnes trans en risquant de les faire attendre des années avant de pouvoir obtenir des papiers conformes à leur genre et les exposants à de nombreuses discriminations. La CEDH affirme dans l’affaire Van Kuck c. Allemagne (2003) : « l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 », et dans l’arrêt Y.Y. c. Turquie (2015) : « La Cour observe que la procédure qui s’est déroulée devant les juridictions nationales mettait directement en jeu la liberté du requérant de définir son appartenance sexuelle, liberté qui constitue un élément essentiel du droit à l’autodétermination ». A deux reprises la CEDH affirme la liberté de définir son appartenance sexuelle, se rattache à l’autonomie personnelle ainsi qu’au droit essentiel à l’autodétermination par conséquent la condition d’un certificat psychiatrique qui retire le libre arbitre des personnes trans, enfreint l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

L’esprit de cette procédure est soumis à la notion de possession d’état qui est habituellement appliquée au nom, à la nationalité et à la filiation. Utiliser la possession d’état pour la modification de la mention du sexe à l’état civil va à l’encontre de la lutte contre les discriminations qui était l’idée à l’origine de l’amendement des députés socialistes. En effet la possibilité de fournir « des décisions judiciaires [que le ou la requérant-e] a subi des discriminations du fait de la discordance entre son sexe à l’état civil et le sexe revendiqué » ne fait plus partie des éléments qui sont dans le texte actuel et la rapidité avec laquelle nous obtenons le changement d’état civil est aussi ce qui participe à la lutte contre les discriminations comme le dit si bien Pascale Crozon, or la possession d’état implique nécessairement une obligation de durée, le texte précise « continue », et nous savons que le Gouvernement, dans ses négociations avec les députés voulait imposer le terme « ininterrompue ». Même si l’intention était louable le texte actuel favorise irrémédiablement l’exposition des personnes trans aux discriminations. A cela, la possession d’état vient aussi exposer les personnes trans à des jugements douteux sur des stéréotypes de genre et de sexe, les laissant en proie à des préjugés qui varient selon les sociétés et les époques.

Il est reproché à la jurisprudence actuelle de créer des inégalités sur le territoire à cause d’interprétations divergentes des arrêts de la cour de cassation, le texte de loi devait harmoniser cette interprétation afin de lutter, encore une fois, contre les discriminations. Or, dans le texte adopté le 19 mai dernier, les divergences d’interprétations sont manifestes, Dominique Lottin, première présidente de la cour d’appel de Versailles, lors de l’audition au Sénat le 8 juin 2016, dit que le « texte [l]’inquiète un peu » et que « tout cela est éminemment subjectif et ouvre la porte à une diversité d’interprétation », ce qui a été confirmé par le Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) dans une lettre du 2 juin et un communiqué de presse du 6 juin : « la CNCDH exprime de vives inquiétudes sur les dispositions qui encadrent les modalités de modification de la mention du sexe à l’état civil ». Effectivement le texte impose aux personnes trans de démontrer par une réunion suffisante de « faits » les conditions de la possession d’état et fait une liste des « principaux [...] faits », ce qui peut être interprété comme l’obligation d’apporter tous les principaux « faits ». Parmi ces principaux « faits » il faut avoir obtenu au préalable la modification du prénom, ce qui, pour les personnes trans, ne sera pas aussi simple si nous avons une lecture naïve de l’article 18 quater nouveau du projet de loi. Il faudra démontrer l’intérêt légitime devant l’officier d’état civil qui risque dans la majorité des cas de renvoyer vers le Procureur de la République qui appréciera à son tour l’intérêt légitime qui est aujourd’hui évalué selon les mêmes critères que les arrêts de la cour de cassation pour le changement de la mention du sexe. L’intérêt légitime peut alors être interprété selon le bon vouloir du Procureur de la République. A cela il faut bien évidemment ajouter la modification de l’apparence par l’effet d’un ou de plusieurs traitements médicaux possiblement stérilisants. Manifestement, les dispositions de ce texte ne luttent pas contre les discriminations en permettant aux personnes trans d’obtenir rapidement un changement d’état civil, au contraire il vient aggraver les divergences d’interprétation d’une juridiction à l’autre créant ainsi de l’arbitraire.

Enfin, le texte précise à l’alinéa 3 de l’article 61-6 de l’amendement que « le seul fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut suffire à motiver le refus de faire droit à la demande ». Ce qui entre en contradiction avec les principaux faits qui impose des « traitements médicaux ». Le texte entraine alors une insécurité juridique qui permettra aux juges d’interpréter différemment la loi créant ainsi des disparités de jugement sur le territoire. Il sera encore possible, selon l’interprétation du juge, d’exiger un traitement médical stérilisant tant que ce n’est pas le seul motif. Plus généralement le texte insiste sur la sincérité et la continuité, et souvent il est mentionné comme argument pour la sécurité juridique attaché à l’état des personnes qu’il faut à tout prix empêcher les personnes trans de faire des « changements de sexe répétés ». De même, des propos sur des criminels qui tenteraient d’échapper à la justice en faisant un changement de sexe à l’état civil sont souvent opposés aux droits des personnes trans. Hormis qu’il est totalement insensé de penser qu’un criminel va pouvoir échapper à la justice en fournissant de lui-même ses papiers d’identités à une administration ou à une juridiction, il est tout aussi invraisemblable d’effectuer des « changements de sexe répétés » tant cela a un impact fondamental sur la vie des personnes qui réalisent une telle démarche. En réalité ces arguments sont mis en avant pour susciter la peur et pour étayer la nécessité de « l’irréversibilité ». Dans le rapport de la Haute Autorité de Santé de novembre 2009 sur la « Situation actuelle et perspectives d’évolution de la prise en charge médicale du transsexualisme en France », dans le chapitre « Comment légiférer sur le transsexualisme en France ? » il est précisé : « les traitements hormonaux [...], dans la mesure où ils produisent pour la plupart des effets irréversibles, sur les caractères sexuels secondaires comme sur la fécondité ». Il est indéniable qu’à travers l’irréversibilité, c’est la fécondité des personnes trans qui est visée. Comme toute demande de traitement médical peut être interprétée par un juge comme l’obligation de la stérilité de la personne trans, il faut alors bannir les traitements médicaux comme condition pour obtenir un changement d’état civil.

Nous ne demandons pas une loi militante, nous demandons une loi qui soit un outil pour lutter contre les discriminations vécues par les personnes trans. Cette loi doit être protectrice et seule une loi basée sur l’autodétermination, conformément aux arrêts de la CEDH, qui soit à la fois simple, rapide, accessible, transparente, démédicalisée et déjudiciarisée peut répondre à cette impératif de lutte contre les discriminations.

Sun Hee YOON pour Acthé le 16 juin 2016