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Plaidoyer de A.P. pour sa requête de CEC suite à l'arrêt de la CEDH

Ce matin, j'étais convoquée à 9H30 au tribunal de grande instance de Paris à la première chambre civile supplémentaire. Évidemment les juges sont en retard, j'entre à 10H00 pour mon audience.

Comme d'habitude (eh oui) il y a 3 juges, dont la présidente, la substitut au procureur et la greffière ainsi qu'une étudiante.

La juge de droite (la présidente est au milieu) commence par reprendre mon dossier et refait la chronologie de l'affaire. Sachant que je n'ai pas mis grand chose dans ce dossier, c'est plutôt rapide. Le ministère public avait rendu un avis favorable. L'affaire semble pliée d'avance.

La présidente me demande si j'ai quelque chose à dire et je leur montre ma feuille sur laquelle j'ai préparé un petit texte et je leur dis que je serais contente de pouvoir la leur lire. La présidente me répond que normalement c'est plutôt quelque chose de spontanée. J'écarte ma feuille et je commence ma tribune. Assez rapidement elle m'interrompt et me dit : "nan mais on ne peut pas transformer le tribunal en tribune" et elle veut savoir si j'ai des choses à dire sur moi et sur le dossier, pas des propos militants ou généralistes.

Je leur réponds : "dans ce cas je demande à ne pas être jugée sur mon apparence".

La substitut au procureur se lève et commence son grand discours comme quoi mon patrimoine génétique ne changeait pas et que donc il fallait se fonder sur les pièces qu'elle avait et donc l'apparence et qu'en l'occurrence, m'ayant vue, il n'y avait pas de problème, son avis était favorable et que si dans 10 ans je voulais faire le processus inverse, je pourrai faire une nouvelle requête car la loi ne l'en empêchait pas.

J'insiste et je reprends la parole de force et je dis que tant qu'il y aura des jugements sur l'apparence, un jour il y aura un jugement défavorable sur l'apparence et qu'il faudra se poser la question de comment ça se passera en cour d'appel.

La présidente dit que je peux laisser ma lettre à la greffière et la pièce sera enregistrée et donc elles la liront.

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Mesdames, messieurs les juges. Je me présente ici devant vous afin de défendre mon dossier de changement d’état civil.

Avant toute chose je tiens à rappeler que la civilité ne fait pas partie de l’état civil, conformément à l’article 57 du code civil et confirmé par la décision du Conseil d’Etat du 26 décembre 2012 : « considérant que, par la circulaire attaquée, le Premier ministre a relevé que les termes « Madame » ou « Mademoiselle » ne constituent pas un élément de l’état-civil ». Il est de bon droit d’étendre ces propos à « monsieur ». Je vous prie donc de m’appeler « madame », il est inutile de souligner combien il serait ridicule de m’appeler « monsieur » comme c’est le cas pour les correspondances écrites sauf dans l’intention de me nuire ou bien de me ridiculiser.

Contrairement à ce que vous devez vous attendre, je ne vais pas défendre mon dossier de changement d’état civil – la mention du sexe –, mais je vais défendre les motifs pour lesquels je dois obtenir mon changement d’état civil.

Je l’ai écrit dans la requête, je suis une militante associative, je suis l’un des trois dossiers qui sont montés jusqu’à la CEDH dans le but de faire condamner la France et la France a été condamnée le 6 avril 2017. Je vais vous avouez une anecdote, l’anecdote qui a fait de moi une militante associative. Lorsqu’en 2008 j’ai rencontré Maitre Lhotel afin qu’elle défende mon dossier de changement d’état civil, je n’avais pas la fibre militante. C’est l’injustice que j’ai rencontrée dans les tribunaux et en particulier dans le tribunal de grande instance de Paris, c’est l’injustice que j’ai découvert lors des récits de triple expertises ordonnées avant-dire droit par les juges du TGI de Paris, c’est l’injustice de la jurisprudence française qui ont fait de moi la militante que je suis aujourd’hui.

« Militer » possède une étymologie guerrière : militare, « être soldat ». Ce n’est pas une vaine origine, lors que je regarde mon parcours associatif et que je constate toutes les discriminations que subissent les personnes trans, je peux le dire, d’autant plus que je l’ai vécu, c’est un vrai combat, à la fois quotidien, sociétal, institutionnel, politique et juridique, de défendre les personnes trans.

Il y a eu, en 2013, la bataille du mariage pour tous, il y a aussi eu la bataille du changement d’état civil pour les personnes trans ou plutôt la bataille pour faire cesser l’eugénisme perpétué par la justice française qui exigeait la stérilisation des personnes trans. Du 4 mai 2016 jusqu’à la publication au journal officiel le 18 novembre 2016 de la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle (J21) le mouvement associatif trans, soutenu par les associations LGBT, s’est mobilisé afin de faire de cette loi, la meilleure loi possible pour le changement d’état civil des personnes trans, la France était alors menacée par une condamnation imminente par la CEDH. Il est aussi à noter que la loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté remplace le terme « d’identité sexuelle » par le terme « d’identité de genre » parmi les critères de discriminations. Le terme « d’identité de genre » a pour la première fois un ancrage légal. Il est désormais impossible de dire que « l’identité de genre » n’est pas une notion juridique, et je précise, une notion juridique sans référence à une quelconque psychiatrisation.

En tant que militante associative, nous constatons une dérive jurisprudentielle, tel un baroud d’honneur de nos persécuteurs du « bon temps de la jurisprudence » qui permettait de stériliser les personnes trans. Cette dérive est la motivation du jugement du changement d’état civil sur l’apparence. Il faut un « bouc » ou bien une barbichette pour les personnes trans FTM et une crédibilité suffisante de femme pour les personnes trans MTF. Tant que le jugement de changement d’état civil pour les personnes trans se fondera sur l’apparence, inévitablement, un jugement défavorable motivé par une apparence insuffisante fera son apparition. Pour la bonne raison que la jurisprudence s’auto alimente et va dans ce sens. Pourtant cette jurisprudence ne s’appuie aucunement sur la loi J21 :

  • (Art 61-5) « Toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification »
  • (Art 61-6, alinéa 3) « Le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande »
  • (Alinéa 4) « Le tribunal constate que le demandeur satisfait aux conditions »


J’attire votre attention, mesdames, messieurs les juges, sur l’éventualité d’un jugement défavorable motivé par une apparence insuffisante. Que se passera-t-il lorsqu’une personne trans se fera débouter parce que son apparence n’est pas assez convaincante ? C’est naturellement que les associations accompagneront cette personne pour faire appel de ce jugement et, indéniablement, nous poserons la question suivante à la cour d’appel : « comment jugez-vous l’apparence d’un homme ou d’une femme au regard de l’article 61-6 alinéa 3 du code civil ? ». Nous dénoncerons toutes discriminations fondées sur l’apparence physique, discrimination énumérée par l’article 225-1 du code pénal. La discrimination sur l’apparence physique.

Je vous exhorte mesdames, messieurs les juges, de ne pas faire cette erreur, ce piège d’une jurisprudence dépassée, d’une pratique eugénique sous couvert d’ordre public et d’indisponibilité de l’état des personnes. Je vous exhorte de ne pas faire cette erreur de la discrimination systémique des personnes trans. Je vous exhorte de ne pas juger les personnes trans sur leur apparence. Je vous exhorte, mesdames, messieurs les juges, de créer une jurisprudence qui va dans le sens de l’esprit de la loi. Je vous exhorte d’avoir la force d’être exemplaire et de créer la jurisprudence respectueuse des droits humains. Comme le dit le doyen Carbonnier : « il y a plus d’une définition dans la maison du droit »

Un petit mot personnel et militant pour finir mon propos. A travers mon dossier j’ai voulu faire changer la loi en France, j’ai voulu mettre fin à la stérilisation forcée des personnes trans, et pour cela j’étais prête à tout. 9 ans de procédure, XXXXX€ de frais de justice et aujourd’hui, j’ai acquis une certaine connaissance du droit. D’où un dilemme que je trancherai facilement. Si la nécessité venait à s’imposer à moi, je me pourvoirai en appel sans une once d’hésitation et pourtant, pour cela je sacrifie encore, pour quelques années, ma vie personnelle, ma vie familiale, mon lien juridique avec ma fille, la quiétude d’avoir des papiers conformes à mon genre. A travers mon jugement, ce n’est pas seulement mon dossier que je considère, mais tous les dossiers qui se serviront de la jurisprudence, notamment de mon jugement que je rendrai public et que j’enverrai à la presse car je suis l’un des droits dossiers qui s’est hissé jusqu’à la CEDH. Alors je vous exhorte une dernière fois, mesdames, messieurs les juges, veuillez rendre un jugement exemplaire, car il participera à la jurisprudence.

Merci de votre attention.